Partie I : Des lieux
La place
Il était subjugué par la Place, espace fascinant, et par son animation et par son décorum.
De la rive sud où régnaient eucalyptus, mimosas et poivriers, ce lieu magique s’offrait au regard tel un immense bracelet, recueillant une foule bigarrée, composée de statures fort disparates ; en arrière-plan, l’astre, en faiblissant, assombrissait tout ce beau monde.
Sur la colline, l’enfant savait qu’il était sur un grand chantier à ciel ouvert. Le silence était entrecoupé, frénétiquement, par un martèlement sourd, afin de fractionner les gros morceaux d’une argile dure, extraite des berges de l’oued à sec.
S’agitaient ça et là des gosses de son âge, portant des pantalons coupés deux doigts au dessus des genoux, et des gilets ocres : ils purifiaient la glaise.
Du haut de sa chaise antédiluvienne en rotin, le mâalem scrutait, tout en suivant à l’ouïe, le mouvement du tour actionné par une habile pichenette du pied. A intervalles presque réguliers, il appréciait des pièces de poterie bonnes pour le four.
Une multitude d’objets seront présentés : tambourins, jarres, tajines. Ils serviront à l’amusement, et surtout à la préparation du succulent « taqdirt », le deuxième jour de l’Aïd El Kébir. Durant ces jours-là, la Place se métamorphosait en grand souk, étalant en vrac ses fruits secs, et ses gâteaux aux sept couleurs.
C’était aussi un parc d’attraction, avec ses norias, ses « sqaïria », ses clowns, ses illusionnistes, sans oublier les fameux acrobates d’Ouled Sid Ahmed ou Moussa.
Ainsi, grâce à des astuces économiques à la marocaine, les commerçants pouvaient écouler, durant les sept jours fastes, des articles spécifiques du terroir, ce qui est, dorénavant, chose ardue …
Souk Laghzel
Commerces, épiceries, fours publics, restaurants se tiennent respectueusement les uns face aux autres. Néanmoins, le point de mire demeure, sans conteste, la fontaine en bronze qui n’offre son eau qu’après moult coups circulaires, tels ceux d’une meule.
Les gens s’habillent pareillement, un turban, un kamis et une « farajia », aux pieds, les lourdes sandales en cuir appelées « Rbatias » servant, de temps à autre à corriger les errements véniels des gosses.
L’animation bat son plein ; les discussions bruyantes se perdent dans les effluves d’un thé à la menthe conjuguées, le plus souvent, à une âcre odeur de kif.
Après la prière du « Asr », les yeux se tournent vers l’entrée nord du souk, et ensuite, vers le matériel à préparer le thé. Une immense chaire tapissée d’un velours rouge orné de motifs floraux trône.
Si Daleh arrive.
Il est râblé, toujours rasé de près et se distingue du commun par un fèz pourpre, des
chaussures blanches à l’européenne, ainsi qu’une prononciation inimitable. Si Daleh, grand « bienfaiteur » et magnat du marché noir contrôle tout.
L’eau chante dans la bouilloire, ce qui déclenche chez Si Daleh un rituel dont le premier geste est de jauger dans sa paume la quantité idoine de thé 4011, qualité supérieure.
Plus loin, les gosses jouent au défilé militaire sous les ordres de l’aîné qui s’époumone : une ,deux … une, deux …
Joutiya
Meubles, outils, fripes, … multiples et cosmopolites étaient les objets exposés aux enchères à la » joutia « . Certains articles, en l’occurrence des tapis, des horloges, des » haska » (grands bougeoirs), voire de la vaisselle, se faisaient restaurer par d’habiles artisans.
L’espace s’offrait comme un oxymoron visuel, grandeur nature, où la richesse sortait, parfois, de la misère.
Entre le framboisier et le majestueux palmier-dattier, uniques oasis, des airs quittaient cahin-caha un vénérable gramophone, évidemment à vendre. Quant à la gamme musicale, elle comprenait les stars du Levant : Saed Darwich, Cheikh Abou El Ilaa, Hadj Belaïd, et Cheikh Mostapha Ould Eddaou étaient les plus appréciés.
Certes, le vendeur de disques empruntait la même voie commerciale que les autres commerçants sédentaires de la joutia : après réparation des produits achetés à vil prix, il les écoulait avec une marge bénéficiaire plus que grosse. Néanmoins, le maître de musique avait manifestement une âme d’artiste, du moins celle d’un D.J., en ne diffusant que des morceaux choisis par ses soins.
Beaucoup de badauds débarquant des campagnes avoisinantes restaient longtemps stupéfaits devant les gramophones et leurs haut-parleurs : des hibiscus aussi énormes que rigides.
Où se cachaient ces chanteurs ? Les merveilleuses petites boîtes les fascinaient. Et avant de s’en aller, certains claquaient les mains en signe d’extrême étonnement.
Certainement la relation de ces aventures citadines lors d’une veillée nocturne au » douar » ferait date.
Traduction et réécriture Saïd Laqabi