Marta Harnecker est journaliste, sociologue et militante chilienne. Figure emblématique du marxisme et du mouvement révolutionnaire en Amérique Latine, elle a dû quitter le Chili suite au putsch de 1973 pour s´installer à Cuba où elle dirige un centre de recherche sur la mémoire latino-américaine. Elle a produit plusieurs oeuvres et écrits d´importance inégale portant sur la théorie marxiste et sur l´expérience historique des mouvements révolutionnaires. Le document que nous publions ci-après est la traduction d¹une analyse qu¹elle avait faite sur les forces et faiblesses du Parti du Travail à la veille de la présidentielle brésilienne de 2002, qui a finalement été remporté haut la main par le candidat Lula. La candidature de ce dernier pour briguer un très probable nouveau mandat présidentiel, ce dimanche, donne toute son actualité et sa pertinence à cette analyse.
Le Brésil, un pays de 170 millions d¹habitants, est de loin le plus peuplé d¹Amérique latine, et celui qui présente les plus grands contrastes sociaux de toute la planète. L¹application du modèle néolibéral y a eu de graves conséquences.
Quelques données seulement : au cours des 10 dernières années, il a amené l¹élimination de la moitié de sa force de travail industrielle, entraînant une forte hausse du chômage qui oscille entre 16 et 25 % selon les régions; de plus, dans un pays où l¹on retrouve 182 millions d¹hectares de terres en friche, on compte 4,5 millions de paysans sans terre.
Si on ajoute à cela que les classes populaires sont quotidiennement et massivement la proie du virus de la consommation, dont l¹accès leur est nié par le système, on peut alors comprendre le niveau de mécontentement social que cette situation provoque.
Il ne faut donc pas s¹étonner que, dans un tel contexte, la gauche voit s¹accroître son capital de sympathie populaire et que les sondages accordent la victoire, aux prochaines élections présidentielles de 2002, au Parti des travailleurs du Brésil (PT).
Un parti issu
du mouvement social
C¹est vers la fin des années soixante-dix que Luíz Inácio da Silva, mieux connu sous son surnom de Lula et fort probablement candidat du PT aux prochaines présidentielles, devient l¹une des figures les plus importantes du Brésil, au point de voir sa renommée dépasser les frontières du pays.
L¹ex-dirigeant syndical des métallurgistes de l¹ABC n¹est pas une simple figure du syndicalisme brésilien. Au contraire, il est le plus digne représentant de toute une nouvelle génération de dirigeants ouvriers qui décida de conquérir les syndicats en menant le combat de l¹intérieur même de la structure syndicale traditionnelle.
Le rejet des vieilles méthodes bureaucratiques et autoritaires, la recherche d¹un contact direct avec le travailleur à la porte des usines, les étendards de la lutte au moment où la crise économique fait sentir ses effets les plus durs sur les milieux ouvriers, voilà des éléments qui expliquent les grandes mobilisations que ces travailleurs réussissent à placer au premier rang .
Le mouvement suscite de vifs espoirs. Il mobilise. Il rallie. Les étudiants, les intellectuels, les organisations de gauche, les militants des communautés de base inspirés par la théologie de la libération rejoignent les mouvements de grève des ouvriers et s¹unissent à leurs combats.
[] désillusionnés par les partis politiques en place et leurs représentants au parlement, les principaux leaders du nouveau courant syndical décident de créer leur propre instrument politique. C¹est ainsi que naît au Brésil l¹un des plus importants partis de travailleurs du Tiers monde.
Le PT se répand à travers l¹ensemble du pays grâce au dévouement sans faille de milliers et de milliers de militants. Des mouvements sociaux de tous les horizons se joignent aux secteurs les plus radicalisés des classes moyennes, se transformant en un puissant courant. L¹affiliation massive fait mentir tous les pronostics bourgeois et sa croissance fulgurante compense largement les faiblesses de sa représentation parlementaire. Le poids des travailleurs est à ce point indiscutable que personne n¹ose remettre en question que le premier comité de direction soit majoritairement ouvrier.
Dix ans plus tard, Lula [], dont la carrière politique s¹est développée à une vitesse sans pareille, passe à un cheveu de gagner les premières élections présidentielles directes à se tenir depuis le coup d¹État militaire de 1964, et cela dans le pays le plus vaste du continent sud-américain.
Les élections
municipales de 2000
Depuis ses premières incursions en terrain électoral, et jusqu¹à aujourd¹hui, le PT a été capable de susciter un appui toujours plus important. Les résultats des élections municipales d¹octobre 2000 – qui ont donné naissance à de nombreuses coalitions dirigées par le PT, entre autres avec le Parti communiste brésilien – constituent un véritable triomphe non seulement pour la gauche brésilienne, mais aussi pour l¹ensemble des forces progressistes du continent .
Pour la première fois de son histoire, le PT arrive à faire d¹importantes percées dans les grands centres urbains, ce qui lui confère une stature de grand parti. Il devient l¹un des quatre plus importants partis politiques du Brésil, et le premier au sein de la gauche.
Il a gagné des villes stratégiques dans toutes les régions du pays, dont six capitales d¹État. Le résultat le plus significatif demeure sans conteste celui de São Paulo, pour sa dimension de mégalopole avec ses quelque 10 millions et demi d¹habitants (18 millions pour l¹ensemble de la zone métropolitaine). Le PT y occupe le rang de premier parti de l¹État, avec l¹appui de 25 % de l¹électorat, dépassant ainsi le PSDB (Parti social-démocrate) qui disposait de toute la machine d¹Etat. A Rio Grande do Sul, il conservait la capitale pour la quatrième fois consécutive, étant le parti qui reçoit le plus de votes de cet État.
Ces résultats ont modifié le paysage politique du pays et consolidé le PT dans son statut de grand parti de masses, de caractère national et, de fait, l¹un des plus grands partis de gauche au monde.
Selon son président, José Dirceu, le PT a pu atteindre de tels résultats parce que de plus en plus d¹hommes et de femmes se reconnaissent en lui : l¹éthique en politique, les priorités sociales et l¹alternative pour un Brésil plus juste et solidaire. Non seulement ce parti est vu comme l¹alternative possible face au modèle économique néolibéral que Fernando Henrique Cardoso et son équipe imposent au pays, mais il est aussi perçu comme le porte-étendard d¹une nouvelle façon de faire la politique : transparente, honnête, qui s¹occupe des secteurs les plus défavorisés et qui met de l¹avant une gestion plus démocratique en créant des espaces de participation populaire.
Cette image est sans conteste le fruit des gestions locales aux mains du PT et du travail parlementaire de ce parti. Au milieu d¹une corruption omniprésente dans les villes et au sein des assemblées municipales, jamais aucun dirigeant du PT n¹a été accusé de corruption.
Dans les villes où il a exercé le pouvoir, les expériences de budget participatif, les bourses d¹études, les programmes de revenu minimum, les politiques sur l¹emploi, la banque du peuple, la mise en place de différents conseils (en éducation, en santé, etc.) sont tous des programmes et des moyens qui ont démontré qu¹un autre type de gouvernement était possible.
L¹appel à la population à participer aux prises de décisions budgétaires en ce qui regarde les travaux municipaux et à exercer son contrôle sur leur exécution a certainement joué un rôle déterminant dans la démocratisation des villes et dans la lutte contre la corruption, en créant des mécanismes de contrôle social sur les fonds publics.
Il est intéressant de relever, à cet effet, que le PT triomphe ou progresse là où il se présente uni, solidaire, sur la base de propositions claires [et] en assumant son identité propre et ses symboles (l¹étoile et le rouge).
Mais l¹élément décisif qui explique cette victoire est sans aucun doute la mobilisation sociale suscitée par le parti, et au-delà du parti, avec des organisations populaires comme le MST, le MPA et la Coordination des mouvements populaires, au cours des dernières années, particulièrement en 1999 et en 2000.
Faiblesses
à surmonter
Tout n¹est quand même pas parfait. S¹il demeure difficile pour quiconque de nier les progrès du PT au cours de ses plus de 20 années d¹existence et, comme nous l¹avons analysé précédemment, de remettre en question son statut de grand parti politique national, acquis grâce à son travail et à ses qualités, force est de constater qu¹il a en même temps perdu de ses élans de jeunesse. Ses succès électoraux, dans un contexte généralisé de crise du militantisme de gauche, autant politique que social, et une contre-offensive idéologique de la droite, l¹ont amené à s¹institutionnaliser toujours un peu plus et à perdre ses caractéristiques de parti de combat. Plusieurs de ses dirigeants mènent maintenant davantage une vie politique de coulisses qu¹une vie militante de mouvements sociaux. Les cellules de base qui représentaient sa force et la meilleure façon de mobiliser ont pratiquement disparu. Les luttes intestines, les mesquineries et le personnalisme ont fait place très souvent à la fraternité initiale.
L¹appui qui provenait des classes moyennes ne cesse de croître mais, en même temps, de plus en plus de secteurs du mouvement populaire disent ne plus se reconnaître en lui et cherchent d¹autres espaces de discussion, de rencontre et de mobilisation.
Afin de répondre à cette requête, le Mouvement consultation populaire est mis sur pied en décembre 1997. Cette initiative ne prétend pas se substituer aux partis de gauche, mais vise plutôt à conscientiser et à débattre d¹un projet pour le Brésil, en créant des espaces de rencontre et de discussion à la base, au sein des mouvements populaires, et en mettant de l¹avant des mobilisations sur des objectifs très précis.
Selon la Consultation, la société brésilienne devrait endosser cinq engagements: la souveraineté, afin de poursuivre l¹¦uvre de construction nationale, et cela en rompant avec la dépendance extérieure; la solidarité, sur de nouvelles bases, donnant priorité aux questions d¹élimination de l¹exclusion sociale et des inégalités dans la redistribution de la richesse, ainsi qu¹aux questions du pouvoir et de la culture; le développement, pour mettre fin à l¹hégémonie du capital financier et à la condition d¹économie périphérique; le développement durable, cherchant à mettre en place un nouveau modèle de développement qui ne soit pas une simple copie de modèles qui créent des injustices ou qui sont écologiquement insupportables; la démocratie populaire, qui met à l¹ordre du jour la restructuration du système politique brésilien, sur de nouvelles bases largement participatives, de façon à permettre à la société d¹exercer un contrôle sur les centres de décision du pouvoir .
La Consultation populaire met de l¹avant la nécessité de rebâtir la gauche en essayant de consolider un réseau de militants capables de dialoguer fructueusement avec le peuple et exige que tous ses militants, sans aucune exception, soient directement rattachés à un mouvement social, culturel ou à un front de travail de la base, mais elle n¹a pas encore réussi à se constituer en articulation organique de militants.
Plusieurs intellectuels réputés font partie de ce mouvement, comme Plínio de Arruda Sampaio, Emir Sader et César Benjamín, ainsi que des leaders populaires importants, comme João Pedro Stédile. Ce mouvement peut compter sur plusieurs milliers de militants à travers le pays.
Certains de ses militants sont convaincus que le PT a perdu sa capacité politique, théorique et morale à être encore un parti anti-establishment; que l¹opportunisme, les courtes vues et le pragmatisme ont, avec le temps, imprégné sa culture; qu¹il s¹agit d¹un parti qui est animé plus par des intérêts que par des idéaux. En d¹autres mots, qu¹il n¹est plus l¹instrument adéquat pour revendiquer le projet de construire au Brésil une organisation de masses démocratique et socialiste pouvant amener à une transformation historique de [cette] société. Mais la grande majorité espère encore que le PT retrouve sa vocation populaire et son élan militant des débuts et conçoit plus sa participation au sein de la Consultation populaire comme une façon d¹exercer des pressions sur le PT. Ces militants considèrent qu¹il y a trop d¹années d¹histoire accumulées pour tout jeter par-dessus bord.
En trois ans d¹existence, la Consultation a été très active sur le plan de la diffusion des idées: elle a publié un livre d¹études, La opción brasilera , qui a connu un excellent accueil et qui en est déjà à plusieurs réimpressions; elle a tiré 8000 copies de 20 documentaires vidéos différents qu¹elle a produits, traitant de questions nationales et destinés à alimenter les discussions à la base; elle a imprimé environ 200.000 copies d¹un abécédaire sur le travail de base; elle a organisé des cours de formation de haut niveau sur la pensée sociale brésilienne; elle a été présente dans toutes les luttes importantes qui ont eu cours à travers le pays; elle a organisé une marche de plus de trois mois entre Rio de Janeiro et Brasilia, avec 1100 militants qui ont réalisé un important travail politique et pédagogique tout au long du trajet; elle a organisé des débats ayant comme thèmes les éléments fondamentaux d¹un projet populaire pour le pays, avec des milliers de militants à travers tout le Brésil. Somme toute, pour une organisation récemment mise sur pied, disposant d¹une structure minimale et sans capacités réelles de développer des projets consistants et durables de façon organisée, un travail énorme a été affectué .
Je crois que toutes ces tâches auraient très bien pu être assumées par le PT si celui-ci ne s¹était pas autant consacré à la lutte institutionnelle; si une partie importante de son énergie n¹avait pas été gaspillée dans des luttes intestines, peu fraternelles; si ses militants étaient demeurés plus liés aux mouvements populaires.
Comment gagner
les élections de 2002 ?
Quelles que soient les critiques qui puissent lui être adressées, il n¹en reste pas moins que, dans l¹imaginaire populaire de millions de Brésiliens, le Parti des travailleurs demeure leur parti, et qu¹il n¹y en a aucun autre.
Fait inédit, un sondage commandé par la Confédération nationale des industries (CNI) à l¹Ibope démontrait que 50 % des personnes interviewées sont favorables à l¹implantation du socialisme au Brésil et 55 % à une révolution socialiste, associant socialisme aux idées d¹union, d¹amitié, de partage, de respect, de solidarité, de justice, de changement social, de plus grandes possibilités d¹emploi, de diminution de la corruption. Selon Nei Figueiredo, la donnée la plus révélatrice est que les gens associent le PT à ces valeurs.
Le pouvoir brésilien traverse actuellement une grave crise de confiance, et ses bases d¹appui ont éclaté en mille morceaux: il a perdu toute crédibilité devant l¹opinion publique, au point où les grands médias ne se gênent plus pour le critiquer; il ne peut même pas revendiquer la stabilité monétaire, la crise de l¹énergie électrique révèle son incompétence en matière de politiques de privatisation. Le seul endroit où il a su démontrer une efficacité certaine, c¹est au niveau du paiement de la dette.
Cette situation a entraîné un mécontentement croissant au sein du peuple, première victime des mesures néolibérales, et placé le PT dans la meilleure position de son histoire pour gagner les prochaines élections présidentielles, en 2002. Ce faisant, le PT s¹engagerait sur la voie historique de stopper l¹application du néolibéralisme dans le plus grand pays du continent sud-américain et, par la suite, de construire un modèle de développement distinct, basé sur la solidarité et non sur le profit.
Mais pour y arriver, le PT ne devra pas se reposer sur ses lauriers. Il sait par expérience qu¹atteindre de bon résultat au premier tour est une chose, mais que gagner les élections au second tour en est une autre. En effet, la droite en ce moment est prête à imaginer n¹importe quelle combine pour empêcher la victoire de Lula.
Afin de consolider sa base sociale naturelle, tout en allant chercher l¹appui d¹autres secteurs, un intense et ardu travail l¹attend. Pour ce faire, j¹identifie trois axes principaux:
Premièrement, la nécessité de présenter un programme qui propose, de façon immédiate, de mettre fin à la misère et de corriger les énormes inégalités de la société brésilienne. Cette proposition doit revêtir un caractère de plan d¹urgence national, cherchant prioritairement à réunir les conditions de reprise économique [redistribution des richesses, mesures incitatives pour stimuler le secteur productif créateur d¹emplois, aide en faveur des plus pauvres], afin que l¹État récupère son rôle de régulateur, et que les forces populaires retrouvent leur capacité d¹action, de faire des alliances et de générer des initiatives. La question est de présenter une proposition qui soit claire pour le mouvement social et pour les millions de Brésiliens qui votent pour la gauche; de démontrer la non-viabilité et les aspects anti-sociaux de toute autre solution qui repose sur les capitaux spéculatifs étrangers (il n¹y a pas meilleur exemple en ce sens que l¹expérience malheureuse du gouvernement De La Rua en Argentine ), et d¹ouvrir des espaces à ceux du patronat national qui sont en opposition avec le grand capital transnational, afin de trouver une solution au cul-de-sac actuel et de faire une rupture avec le modèle agro-exportateur dominant, en mettant de l¹avant un modèle qui mise sur le développement du marché intérieur dans cet immense et si riche pays qu¹est le Brésil, et sur une distribution plus juste et plus équitable des biens produits. Un modèle dont les pierres angulaires soient la réalisation d¹une authentique réforme agraire en faveur des petits et moyens agriculteurs.
Deuxièmement, s¹impliquer sans ménagement dans les gouvernements locaux qu¹il dirige, parce que ces derniers doivent refléter la nouvelle société que le PT revendique. Ces gouvernements locaux doivent être innovateurs, faire preuve d¹éthique, être démocratiques, faire de la lutte à la pauvreté une priorité et se préoccuper de la création d¹emplois.
Troisièmement, l¹élément clé de sa victoire se trouve dans sa capacité, comme parti, comme candidat et comme projet, d¹être capable de créer un bloc social alternatif et de stimuler une large mobilisation sociale non seulement pour triompher aux élections de 2002, mais aussi pour assurer la pérennité du programme anti-néolibéral qui saura dynamiser une forte opposition de la part des minoritaires de toujours, mais combien puissants secteurs populaires.
Par Marta Harnecker